Olivier Gayot (2023)
10 novembre 2023 à l’Université de Lille
La journée d’étude économie des conventions et politiques sociales s’est déroulée à l’Université de Lille, le 10 novembre 2023. Organisée par Cécile Vasseur et Olivier Gayot, avec l’appui de Guillemette de Larquier, et financée par le Clersé (UMR 8019) (https://clerse.univ-lille.fr/ ), cette journée a été l’occasion de partager des questionnements et les résultats de nombreux travaux à différentes étapes.
Cette journée a rassemblé plus d’une vingtaine de chercheuses et chercheurs, dont neuf participantes et participants autour de la thématique de l’économie des conventions et des politiques sociales. Plusieurs catégories de travaux ont été présenté : chapitre d’ouvrage collectif, état de l’art, résultats d’enquête et d’appel à projet ou d’article. La diversité de ces travaux et des approches conventionnaliste a donné lieu à de riches échanges.
La journée a été organisée autour de trois ateliers : l’économie des conventions et la question du travail, l’économie des conventions et formes de justification de l’action sociale et écologique et l’économie des conventions et la santé.
1. L’économie des conventions et la question du travail
Philippe Semenowicz – Les apports de l’économie des conventions à la compréhension des politiques d’insertion
Philippe Semenowicz a présenté une partie de son chapitre relatif à l’insertion par l’activité économique dans l’ouvrage collectif Handbook of Economics and Sociology of Conventions (https://conventions.hypotheses.org/handbook-of-economics-and-sociology-of-conventions). Cette présentation, tournée vers une revue de la littérature de l’approche conventionnaliste de l’insertion par l’activité économique, montre que les politiques d’insertion peuvent être classées en deux catégories : celles à destination des employeurs et celles à destination des publics en insertion.
L’analyse des politiques d’insertion à destination des entreprises commerciales permet de mettre en évidence que l’objectif des structures d’insertion est d’infléchir les politiques des ressources humaines des entreprises en influençant leurs représentations de l’insertion. Pour ce faire, les structures d’insertion, en tant qu’intermédiaires de l’insertion, s’appuient sur différentes actions qui permettent de mettre en forme ces incertitudes (estimation des compétences, relations partenariales…).
L’analyse des politiques à destination des bénéficiaires montre que l’accompagnement de ces personnes se situe « sous les conventions », c’est-à-dire en amont du processus de recrutement, afin de faire passer plus aisément les différentes « épreuves » qui permettent aux personnes d’accéder au marché du travail.
Toutefois, l’analyse conventionnaliste montre que ces actions tendent à individualiser la question du chômage et poussent à réaliser un tri des demandeurs d’emploi à partir de critères comportementaux et psychologiques, ce qui accentue les discriminations à l’embauche. Par ailleurs, ces actions sont encore renforcées par la mise en place récente des politiques d’activation. Ces politiques s’appuient sur des conventions de responsabilité individuelle, une gestion des chômeurs qui rentrent dans leur intimité et la production de jugements d’utilité et d’inutilité de certaines activités professionnelles par Pôle Emploi.
Philippe Semenowicz conclu qu’au regard des analyses déjà effectuées, il pourrait être pertinent d’accentuer les travaux autour des publics en insertion, notamment les usages de l’insertion, ou analyser le processus d’insertion dans certains secteurs professionnels particuliers.
Géraldine Rieucau – Emplois, travail et transition écologique : éléments pour une approche conventionnaliste
Géraldine Rieucau a présenté un projet de recherche en cours, financé par l’ADEME, dont l’objectif est de faire le lien entre les dispositifs des politiques publiques de la transition écologique et sociale et le monde du travail. Le projet, baptisé COMETES, a démarré en 2022 et réuni sept partenaires répartis sur deux territoires qui ont en commun d’être marqués par la pauvreté et le chômage (Picardie et Seine-Saint-Denis).
Le projet se décompose en différents objectifs : l’identification des métiers verts, l’émergence de métiers verts de « bonne qualité » et la valorisation de ces emplois. Pour cela, l’autrice s’appuie sur une soixantaine d’entretiens semi-directifs réalisés sur les deux territoires, dont certains ont été fait avec des directeurs de structures de l’insertion par l’activité économique.
L’analyse permet, en premier lieu, de faire émerger trois catégories d’emplois verts : 1) les emplois verts, dont les tâches sont orientées vers l’écologique ; 2) les emplois verdissants, qui intègrent des tâches « vertes » ; 3) les métiers support, qui soutiennent la transition écologique sans tâches orientées spécifiquement vers l’écologie.
En second lieu, la communicante met en évidence que les emplois de la transition sont aujourd’hui principalement des emplois situés dans le secteur de l’insertion par l’activité économique. Cela pose alors la question de la continuité de ces emplois, dans la mesure où ceux-ci tendent à ne pas fournir de débouchés spécifiques en dehors des structures d’insertion, sur le terrain étudié. Ce faisant, la transition écologique pèse sur des emplois a priori peu qualifiés et temporaires, alors que cette transition nécessite des investissements de long terme. Ce paradoxe pose la question de la valorisation de ces emplois dans les politiques publiques, de la coordination entre les acteurs économiques et de la justification des tâches écologiques dans le monde du travail. Ces différentes questions, étudiées à l’aide des pouvoirs de valorisation, des conventions-institutions et de l’articulation entre les registres de justification écologique et les autres formes de justifications présentes dans le capitalisme, sont encore en cours d’analyse. Pour autant, il semblerait qu’il se dégage une forme de compromis entre les justifications commerciales et industrielles et une nouvelle forme de justification écologique qui peine encore à être valorisée dans le cadre institutionnel actuel.
Géraldine Rieucau conclu sur l’idée qu’il est nécessaire, pour mener à bien la transition écologique et sociale, de valoriser et pérenniser les emplois verts. D’abord, en valorisant les trajectoires individuelles des personnes en insertion. Ensuite, en développant davantage les formations et les sensibilisations à la transition écologique, tout en cherchant à ne pas dénaturer les dispositifs déjà existants.
Olivier Gayot – Les facilitateurs des clauses sociales comme intermédiaires du marché du travail en insertion
Olivier Gayot a présenté les résultats principaux d’un article accepté pour publication relatif aux rôles des facilitateurs des clauses sociales dans la formation et la stabilisation du marché du travail en insertion.
La présentation cherchait à montrer comment ces facilitateurs, en favorisant la mise en place de clauses sociales dans les marchés publics, participent à créer les conditions d’émergence et de stabilisation du marché du travail en insertion. Ce marché particulier, considéré comme une forme de sous-marché attenant au marché du travail, a pour objectif affiché de favoriser l’accès au marché du travail aux personnes en situation d’insertion par l’activité économique.
Le communicant montre comment, en réalisant différentes missions pour le compte des collectivités locales, les facilitateurs des clauses sociales jouent le rôle d’intermédiaires de ce marché et participent à la marchandisation du marché du travail en insertion. D’abord, en mettant en forme les incertitudes du recrutement des personnes en insertion à l’aide de « profils » basés sur des caractéristiques sociales objectivées. Ensuite, en participant à la définition du prix d’une heure de main d’œuvre en insertion. Ce faisant, les facilitateurs permettent de fluidifier le fonctionnement du marché du travail en insertion et d’en assurer les deux caractéristiques principales : présence d’une marchandise et d’un prix pour coordonner les échanges.
Les facilitateurs participent également à la stabilisation du marché du travail en insertion. D’abord, en identifiant l’offre de ce marché (bénéficiaires des clauses sociales) et la demande (heures d’insertion inscrites dans les marchés publics). Ainsi, ils cherchent à infléchir d’un côté les collectivités locales dans la mise en œuvre des clauses sociales afin de stabiliser, voire augmenter, le nombre d’heures d’insertion par l’activité économique inscrites dans les marchés publics d’une année sur l’autre. De plus, en participant à l’identification des publics bénéficiaires des clauses sociales, les facilitateurs s’assurent d’avoir la main d’œuvre disponible pour la demande de travail en insertion qu’ils participent à créer.
Enfin, l’auteur montre que deux conventions de qualité des clauses sociales coexistent, et que ces deux conventions modifient la façon dont les facilitateurs réalisent leurs missions. La première, nommée « convention de qualité des clauses sociales directement orientées vers les structures de l’insertion par l’activité économique », tend à favoriser les publics plus éloignés de l’emploi et les bénéficiaires de sexe féminin. La seconde convention, qualifiée de « convention de qualité des clauses sociales orientées vers les entreprises commerciales » se traduit par la mise en avant des règles concurrentielles qui dictent le fonctionnement des marchés publics. En favorisant ces règles concurrentielles, les facilitateurs participent également à la mise en concurrence des structures de l’insertion par l’activité économique entre elles et avec les entreprises commerciales. De plus, l’application de ces règles renforce la logique de « tri des chômeurs » en fonction de leur « éloignement » du marché du travail, ce qui se traduit par une mise en concurrence des publics bénéficiaires.
Olivier Gayot conclu que par leurs actions, les facilitateurs ont un pouvoir de régulation sur le marché du travail en insertion, et que cette forme de régulation varie en fonction de la convention de qualité des clauses sociales qu’ils portent.
2. L’économie des conventions et les formes de justifications de l’action sociale et écologique
Rainer Diaz-Bone – Epistemological evaluation of convention theory – evaluation research with convention theory
Rainer Diaz-Bone propose, au cours de sa présentation, de percevoir l’évaluation comme un champ à explorer pour l’économie et la sociologie des conventions. Plus précisément, il invite les chercheuses et chercheurs de ce champ à s’investir dans la question de la « program evaluation » [que nous traduisons par l’évaluation compréhensive], qui est une forme d’évaluation qui existe avec et en dehors du monde académique et s’appuie sur des fondements théoriques conventionnalistes.
Plutôt qu’une simple évaluation réalisée à posteriori de la mise en place d’une politique publique, l’évaluation compréhensive explore, grâce aux outils de l’économie et de la sociologie des conventions, les différentes étapes de l’évaluation. D’abord, en questionnant les objectifs de l’évaluation, la façon dont elle est construite et le choix des critères retenus. Ensuite, en mobilisant, dans la théorie conventionnaliste, les différentes approches : approche institutionnelle, la dispute, la question des valeurs et de la valorisation, l’émergence de standards, d’indicateurs et des catégorisations dans la mesure. Enfin, en produisant une évaluation de la politique au regard de ses objectifs et de la façon dont celle-ci a été déployée par les acteurs publics et reçue par les usagers.
L’ensemble de ces outils, déjà mobilisés dans les approches conventionnalistes actuelles, permet de questionner l’évaluation compréhensive à différents niveaux : comment elle est créée, pourquoi elle est créée, quelles seront les différentes étapes… mais également de questionner l’écart entre ce qui est attendu d’une politique publique et ses effets sur les territoires sur lequel elle s’applique. Rainer Diaz-Bone indique que l’approche conventionnaliste, grâce à son approche réaliste et le fait qu’elle comprenne déjà des questionnements sur l’évaluation et la valeur, est aujourd’hui la meilleure approche pour former et discuter avec professionnels et professionnelles de l’évaluation.
Toutefois, deux points de frictions sont à signaler entre l’approche conventionnaliste et l’évaluation compréhensive : 1) la prise de recul systématique des chercheuses et chercheurs conventionnalistes vis-à-vis de leur objet d’étude, qui est mise à mal lors des processus d’évaluation qui implique une implication personnelle ; 2) l’analyse conventionnaliste n’est pas très bien équipée pour questionner ses propres pratiques et conclusion dans le temps court de l’évaluation.
Pour conclure, Rainer Diaz-Bone propose deux pistes d’amélioration : 1) orienter l’approche conventionnaliste vers une analyse ex ante à la mise en place des politiques publiques afin de pouvoir formuler les conclusions rapides et claires au moment de l’évaluation ; 2) améliorer la communication entre les pouvoirs publics et les universités afin de palier au manque de données qui limitent le travail des chercheuses et chercheurs.
Andriamanalina Miorintsoa Razafindrakoto – Enjeux de coordination des acteurs publics dans la construction sociale d’un marché de farine infantile
Andriamanalina Miorintsoa Razafindrakoto est venue présentée les résultats principaux de son travail de thèse réalisé autour de la question des politiques publiques de santé relatives au lait infantile menées par Madagascar. Le gouvernement malgache, conscient des enjeux liés à la malnutrition infantile qui frappe un pays où 81% de la population vit en-deçà du seuil de pauvreté, mène une action de prévention sanitaire sur la question depuis 25 ans.
L’autrice met en évidence la succession des formes de coordination de ces politiques : une première gestion nationale, s’appuyant sur les actions de la Banque Mondiale ; une gestion régionale, coordonnée par l’Unicef et le ministère de la Santé malgache et la gestion actuelle s’appuyant sur une coopération décentralisée entre le gouvernement malgache et l’entreprise sociale Nutri’zaza.
L’autrice met en évidence que les modalités de coordination s’appuient sur différentes conventions. La première convention employée, une convention marchande, n’a pas réussi à faire correspondre les objectifs de rentabilité de l’entreprise sociale tout en atteignant la population ciblée par la politique publique. Ce faisant, la coordination des acteurs s’appuyant sur cette convention a été abandonnée. La deuxième coordination s’appuie sur un compromis entre une convention civique (aspect social) et une convention industrielle (aspect production) donnant naissance à une action sociale dont la gestion hybride pose question.
Cette hybridation a permis à l’action sociale de distribution du lait infantile de se maintenir dans le temps et de rassurer les investisseurs et les fonds privés, actionnaires de l’entreprise sociale à l’origine de la production du lait (convention industrielle). Toutefois, les institutions politiques locales, qui souhaitent voir la distribution du produit comme une forme de service public (convention civique), refusent parfois l’application d’avantages fiscaux à l’entreprise sociale car elles considèrent que cette politique ne devrait pas donner lieu à la génération de profit pour une entreprise privée. Ainsi, le compromis à l’origine de l’institution est rendu visible par l’existence d’un comité d’éthique au sein de l’association qui distribue les produits, une activité de marketing (pour vendre le produit) et une activité tournée vers l’éduction nutritionnelle.
Andriamanalina Miorintsoa Razafindrakoto conclu que la mise en œuvre et le déploiement de cette politique publique de nutrition infantile, traduite par une action sociale hybride, crée des points de tension sur le territoire. L’Office National de Nutrition, qui coordonne la politique sur le territoire, valorise trois principes : principe de gratuité et d’accessibilité au service public, autonomisation alimentaire des bénéficiaires et un principe de non-exclusivité. Ces trois principes viennent alors en contradiction avec la convention industrielle qui permet de maintenir l’action sociale dans le temps, ce qui oblige parfois l’Office Régional de Nutrition à acheter les directement les produits et à les distribuer gratuitement afin d’atteindre les objectifs de la politique publique.
Anaïs Henneguelle – Le verdissement de la protection sociale française : à la recherche des indicateurs perdus
Anaïs Henneguelle a présenté le résultat d’une enquête, financée par la protection sociale, relative au « verdissement » de cette administration. Le projet, baptisé Proseco, est issu d’un appel lancé par l’EN3S et a été mené entre septembre 2021 et juin 2023.
L’appel d’offre avait deux objectifs : identifier les pressions environnementales causées par la sécurité sociale et mettre en évidence les freins et les leviers pour permettre la création d’une protection sociale plus écologique. La question principale était alors de déterminer comment faire en sorte que la protection sociale soit moins polluante à l’avenir.
Anaïs Henneguelle explique alors que les solutions envisagées a priori par la protection sociale, étaient de conditionner les versements d’allocation à un usage plus écologique ou de mettre en commun les transports sanitaires. Ces solutions ont été, pour le moment, mises de côté. Pour autant, le projet mené par l’autrice, Alexandre Berthe (Université de Rennes 2) et Lucile Marchand (Agrocampus Rennes), s’est davantage concentré sur l’idée même de « verdir la protection sociale », et des effets que peuvent avoir cette injonction environnementale sur cette institution.
L’analyse produite dans le cadre du rapport s’est traduite par trois questions : 1) pourquoi produire des indicateurs ? ; 2) à quoi servent les indicateurs statistiques ; 3) à qui servent ces indicateurs ?
À la première question, la présentatrice explique que plusieurs études existent sur les effets écologiques de la santé et ses impacts environnementaux (Shift Project, Ademe). Ces études traduisent une forme d’injonction politique à la réalisation d’indicateurs écologiques de la santé. Ainsi, la production des indicateurs permet de mettre les personnes en « ordre de marche » à l’aide de chiffres et d’objectifs et de justifier la mise en œuvre d’action. La solution privilégiée par la sécurité sociale a été de recourir à un bilan carbone, malgré l’absence de pertinence de certains de ces indicateurs au regard des activités gérées par la protection sociale (coût carbone du versement des retraites, par exemple).
À la deuxième question, les auteurs montrent que les indicateurs statistiques mobilisés reposent en réalité sur une convention industrielle. Cette convention, peu adaptée à la sécurité sociale, n’était pourtant pas remise en question, et l’usage du bilan carbone s’est généralisé aux différentes directions régionales. Ce faisant, l’administration pouvait répondre à l’injonction politique de production de données chiffrées, sans pour autant que celles-ci ne soient particulièrement pertinentes au regard de l’activité de la protection sociale. La communicante montre alors qu’en réalité, les chiffres produits par l’administration prennent la forme de justifications ex post à de multiples changements organisationnels internes plutôt que de servir d’aides à la décision. Leur utilisation permet alors une forme de coordination en l’absence d’une représentation commune de la notion de verdissement de la sécurité sociale (multiples représentations et justifications de ce qu’est ce verdissement).
À la troisième et dernière question, la présentatrice explique que les chiffres créés (coût carbone, nombre de médicaments jetés par les médecins…) de sont pas réellement utilisés dans des politiques de gouvernance explicites. S’il y a une forme de suspicion de gouvernance implicite à l’aide de ces chiffres, elle n’est pas clairement identifiée et précisée par l’administration. Pour autant, les auteurs et autrices du rapport montrent qu’un narratif se développe autour de la production de ces chiffres, plutôt que des chiffres en eux-mêmes. Ce narratif repose sur la nécessité de chiffrer une action et ses effets avant d’agir, ce qui permet, lorsqu’on n’arrive pas à chiffrer, de justifier une certaine forme d’inaction, ou de justifier certaines actions déjà mises en œuvre dans un autre contexte.
Pour conclure, Anaïs Henneguelle indique que malgré les différents rapports écologiques existants, les actions misent en œuvre par les caisses régionales de la sécurité sociale ne proposent aucun scenario permettant de passer « en dessous des deux degrés ».
3. L’économie des conventions et la santé
Hélène Croguennec – Le Saout – La marchandisation de la vieillesse au sein de l’EPHAD public : de l’usager au client
Hélène Croguennec – Le Saout a présenté les résultats d’une enquête de terrain menée dans le cadre de sa thèse relative à la dynamique supposée de financiarisation dans les EPHAD publics. L’enquête, menée par entretiens semi-directifs et observations passives, met en évidence que plusieurs conventions traversent ces EPHAD.
La première convention repérée par l’autrice est une convention marchande. Elle touche l’ensemble des EPHAD publics et se traduit par : une standardisation de l’offre, la mise en concurrence des acteurs publics et privés des EPHAD au sein d’un marché souhaité homogène ainsi que la mise en place d’évaluations régulières et d’un référentiel de bonnes pratiques. La seconde convention est une convention civique, qui s’appuient à la fois sur le fait que ces établissements soient publics mais également sur le service de santé qu’ils produisent.
La prédominance de la convention marchande dans les EPHAD entraîne, selon la présentatrice, deux phénomènes. Le premier est une invisibilisation du financement public (conseil départemental et cotisations sociales) de ces établissements au profit des fonds privés (hébergement des usagers). Le deuxième est l’usage d’indicateurs standardisés et l’usage systématique d’équations pour déterminer les forfaits soin et dépendance qui influencent les financements de ces structures.
Pour autant, les deux conventions (industrielle et civique) coexistent et font émerger, pour le moment, un compromis fragile. Ce compromis est traduit, par l’autrice, par le fait que la convention marchande est valorisée dans les pratiques tant que celle-ci n’implique par un défaut de qualité dans l’accompagnement (convention civique). Toutefois, cet état est systématiquement remis en question et sujet à des modifications à chaque situation de tension (demandes des résidents non prévues ou considérées comme indues par les personnels) au sein des établissements.
Hélène Croguennec – Le Saout conclu alors sur l’idée qu’il pourrait être pertinent d’étendre son analyse à la fois aux EPHAD privés, mais également à d’autres secteurs (handicap et petite enfance) pour analyser les conventions existantes et comparer la façon dont les compromis dans ces structures sont réalisés.
Nicolas Da Silva – l’industrialisation des soins et ses critiques
Nicolas Da Silva a présenté une synthèse du chapitre qu’il a réalisé pour l’ouvrage collectif Handbook of Economics and Sociology of Conventions (https://conventions.hypotheses.org/handbook-of-economics-and-sociology-of-conventions). Le chapitre se concentre sur l’évolution de l’approche conventionnaliste de la santé, qui passe d’une analyse des mécanismes de marchandisation de celle-ci au phénomène d’industrialisation des soins. La présentation se concentre sur la question de l’industrialisation des soins en montrant comment celle-ci s’est imposée dans les pratiques médicales au fur et à mesure du temps.
L’auteur montre que les médecins ont construit leur représentation de la santé en contradiction avec le marché et son impératif de rentabilité. Ils sont également opposés à l’État, en tant qu’employeur, qui a le pouvoir de changer la façon de travailler des médecins à l’instar de la qualité des soins des patients.
Ainsi, la convention qui domine les pratiques médicales jusque dans les années 1980 est le résultat d’un compromis entre la cité inspirée (créativité, innovation, art médical) et la cité domestique (prise en compte des individualités de chaque patient). Ce faisant, la pratique médicale valorisée était celle qui s’appuyait sur les relations interpersonnelles entre les médecins et leurs patients : un bon docteur est celui qui connaît sa patientèle.
Pour autant, la convention domestique, prédominante dans le compromis qui sous-tendait les pratiques médicales, est critiquée. Cette critique s’appuie notamment sur les effets délétères du paternalisme médical, des limites cognitives des médecins qui auraient des difficultés à maintenir l’état de leur connaissance à jour ainsi qu’une forme de dénonciation de l’opportunisme médical (abus de l’asymétrie d’information entre le médecin et le patient). Ainsi, le compromis entre la cité inspirée et la cité industrielle est déstabilisé, et tend à être remplacé par une conception de la santé issue de la cité industrielle (efficacité).
Le poids de cette cité dans les pratiques médicales se traduit par le développement des essais cliniques randomizés, qui permettent de compiler les données et fournir des informations jugées plus pertinentes que celles produites à partir des pratiques « traditionnelles ». En sus, la cité industrielle donne lieu à : la création de normes (standards, certifications produites par les agences de santé…) ; un contrôle des pratiques ; l’introduction de dispositifs incitatifs financiers pour pousser les médecins à adopter certaines pratiques valorisées comme étant « de qualité » ; la mise en place de sanctions financières pour les pratiques considérées comme déviantes ; la mise en place d’une soft law et d’une autorégulation des médecins ; le paiement à la performance (respect des normes imposées).
L’auteur conclu que l’introduction de la logique industrielle dans le fonctionnement des médecins implique au moins deux critiques : 1) le rapport entretenu avec la maladie, qui peut être considéré comme une rupture avec un état standard (cité industrielle) ou parce que le patient se sent « différent » (compromis précédent), est mal défini ; 2) la tendance à l’hyperspécialisation des médecins qui viennent à distinguer les soins « techniques » et les soins « intellectuels », tend à limiter les effets des soins d’un point vue systémique. Ce faisant, l’auteur montre que l’État et les médecins tendent à promouvoir la convention industrielle, sans pour autant lui donner les moyens de fonctionner.
Cécile Vasseur – Les usages des réseaux de soin par les mutuelles : un compromis marchand-industriel
Cécile Vasseur a présenté les résultats de son travail de thèse soutenue le 23 novembre 2023 à l’Université de Lille (https://www.theses.fr/s336693). Ce travail, portant sur les mutuelles de santé, mobilise l’approche conventionnaliste afin de montrer comment ces organisations, qui pourtant revendiquent une position non lucrative, tendent à adopter des pratiques et des comportements similaires aux assurances privées.
L’autrice met en évidence, d’une part, que la partie réseau de soin est un point aveugle de l’analyse économique des mutuelles. Pourtant, c’est au sein de ces réseaux, qui sont des partenariats entre les mutuelles et des professionnels des domaines de l’optique, de l’audioprothèse et des soins dentaires, que les acteurs mutualistes adoptent le plus des pratiques concurrentielles. D’autre part, en analysant les discours des acteurs, Cécile Vasseur met en lumière l’existence d’un compromis marchand industriel. Ainsi, les pratiques des mutuelles s’appuient à la fois sur l’élaboration de standards et de normes (convention industrielle) et sur des logiques concurrentielles (convention marchande).
La convention industrielle est principalement mobilisée dans l’élaboration des réseaux de soin parce qu’elle permet de fixer des prix plafonds et de maîtriser les dépenses des mutuelles. En valorisant une conception industrielle des réseaux de soin, les mutuelles de santé favorisent l’émergence de normes et de pratiques réglementées, qui ne sont pas toujours bien acceptées par les professionnels de santé. La place grandissante des réseaux de soin contraint les professionnels de l’audioprothèse, de l’optique et dentaires à s’intégrer dans ces réseaux, même si cette intégration vient en contradiction avec les représentations de la santé qu’ils valorisent.
La convention marchande permet aux acteurs mutualistes de se maintenir et de s’inscrire dans un environnement concurrentiel mis en place par les différents gouvernements et l’Union Européenne à l’aide d’une succession de législations. Ces législations, qui tendent à nier la nature particulière des acteurs mutualistes (refus de lucrativité, démocratie), poussent ces organisations à adopter des pratiques similaires aux assurances privées. Ce faisant, l’autrice constate un effritement des valeurs mutualistes, notamment de l’aspect démocratique dans la prise de décision (diminution de la représentativité des clients lors de la prise de décision, professionnalisation des dirigeants des mutuelles). Cette convention influence également les rapports que les mutuelles entretiennent avec leurs réseaux de soin (mise en concurrence des acteurs de santé, concurrence avec les autres acteurs mutualistes…).
Enfin, Cécile Vasseur, conclu que malgré le discours des mutuelles, celles-ci jouent un rôle important dans le développement de cet environnement concurrentiel. Les acteurs au sein des mutuelles de santé peuvent ainsi adopter par le discours une position anticoncurrentielle tout en favorisant des pratiques issues du monde de l’assurance privée. En adoptant des pratiques similaires aux assurances privées, les mutuelles de santé renforcent la conception marchande de leur activité. De même, en important certaines de leurs pratiques au sein de leurs organisations et dans leur réseau de santé, les acteurs mutualistes favorisent l’émergence d’une conception marchande de la santé. Ce faisant, la présentatrice montre que les acteurs agissent dans l’institution lorsqu’ils mettent en application les règles qui leur sont imposées, mais également sur l’institution lorsqu’ils participent à renforcer certaines conventions ou représentations de la santé.